Musique : Kaïssa Doumbé et Charlotte Dipanda, sœurs de chœur
Deux chanteuses d'origine camerounaise, une même voie. Après avoir fait leurs armes dans l'ombre de stars africaines, Charlotte Dipanda et Kaïssa Doumbé brillent en solo, maîtrisant aussi bien le makossa que le fado.
De vraies belles voix, sculptées, envoûtantes. Une présence sur scène classieuse, hypnotique. Et une confirmation : pas besoin de shows outranciers, centrés sur l’emballement des popotins, pour donner à écouter de la bonne musique. En tournée mondiale pour Massa et I Am So Happy, leurs derniers opus respectifs, les Camerounaises Charlotte Dipanda et Kaïssa Doumbé triomphent dans les salles parisiennes. La première s’est produite à guichets fermés à la Cigale en mars et reviendra à l’Olympia le 10 septembre 2016 après un passage à Washington et Montréal. La seconde, new-yorkaise depuis bientôt vingt ans, plus connue à Tokyo qu’à Douala, à Lima qu’à Yaoundé, a eu droit à une longue ovation du public au Café de la danse, en juin.
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Auteures-compo-sitrices et interprètes, ces « jumelles » nées à vingt ans d’intervalle se sont rencontrées pour la première fois il y a environ quinze ans. Si elles n’ont jamais travaillé ensemble, Charlotte Dipanda et Kaïssa Doumbé s’apprécient et sont flattées qu’on les compare l’une à l’autre. Elles adoptent peu ou prou la même démarche, revendiquant un bagage culturel africain tout en estimant que l’exotisme seul ne fait pas une artiste. Difficile d’ailleurs de s’imposer à l’international en misant uniquement sur les rythmes camerounais, aussi riches soient-ils. Alors elles greffent les sonorités de leur pays aux musiques du monde, osent des expériences qui, jusqu’ici, étaient l’apanage des hommes – tel le bassiste Richard Bona, qui s’est imposé comme une référence à l’échelle mondiale.
Sur leurs partitions, le makossa, le mangambeu, le bikutsi ou le ndombolo se mêlent aux trémolos de la bossa-nova ou du fado et se parent d’influences world, afrobeat, afro-roots, jazz et R’n’B. Impossible de dire sur quel territoire musical ces deux chanteuses créatives nous conduisent. Et c’est tant mieux : elles ne veulent pas être enfermées dans des cases, revendiquant le droit de jouer du rock ou de la salsa si l’envie leur prend.
Essence subtile
C’est l’aînée, Kaïssa Doumbé, qui s’est d’abord lancée. Fruit de quelque cinq années de travail, Looking There, son premier album, exhale l’essence subtile des musiques sud-africaines et nigérianes. Mais ses musiciens new-yorkais, d’origine russe et polonaise, ont mis un peu de leur âme dans ses textes en douala. « O si keka », ode à l’amour et à l’amitié, est abondamment reprise en Grèce et en Croatie.
Pour Massa, Charlotte Dipanda a elle fait appel aux guitaristes sénégalais Hervé Samb et congolais Olivier Tshimanga, au percussionniste brésilien Zé Luis Nascimento et surtout à Fernando Andrade – alias « Nando » -, ex-accompagnateur de Cesaria Evora. Résultat, son opus fourmille de sonorités brésiliennes et d’accents de fado, en hommage à cette légende du Cap-Vert. Et amorce le virage à 360 degrés que la chanteuse promet pour son quatrième album
Extrait du concert de Kaïssa Doumbé à l’Olympia, à Paris, en juin.
« Kénè So », Charlotte Dipanda.
S’inscrivant dans le sillage des grandes divas américaines d’après-guerre comme Billie Holiday, Sarah Vaughan ou Nina Simone, les deux artistes nous offrent des albums copieux, mais toujours bien digérés. Leurs chansons traînent leur spleen sur des beats d’aujourd’hui. On y croise des filles exposant leurs fêlures, évoquant le vide où se rassemblent les disparus : la grand-mère de Charlotte, qu’elle a tant aimée, son père qu’elle n’a pas connu ; le frère et la sœur de Kaïssa, dont la mort l’a laissée hébétée, la contraignant à suspendre l’enregistrement de son premier album… On y rencontre aussi les ancêtres, les guerres et les puissants du monde drapés dans leur arrogance.
À l’usure
La musique s’est vite imposée à ces deux femmes, qui ont grandi entourées d’artistes. Chez les Doumbé, sur une fratrie de dix, quatre ont choisi comme elle cette voie. Deux bassistes, Fred et Raymond, longtemps accompagnateur et chef d’orchestre de Miriam Makeba – qui dira de Kaïssa qu’elle a la plus belle voix du monde -, ainsi qu’une danseuse classique et un chanteur aujourd’hui disparus. Mais Kaïssa a eu sa famille à l’usure. Son père la voyait avocate, elle collait aux basques de Raymond, qui se résoudra à lui mettre le pied à l’étrier.
Dans l’entourage de Charlotte, tous chantaient et jouaient d’un instrument, y compris sa regrettée grand-mère, décédée quelques mois avant la sortie de son premier album, Mispa. C’est la seule à l’avoir laissé faire – plus par amour que par conviction – quand, à 15 ans, elle écumait les cabarets de Douala la nuit et somnolait sur les bancs du lycée le jour. « C’était l’unique moyen d’apprendre vraiment à chanter », se justifie cet esprit libre, qui a fait ses premières armes dans une chorale de Mbouda. Alors qu’elle se rêvait en Anita Baker, son timbre de voix grave lui valait plutôt le surnom de Toni Braxton.
Charlotte Dipanda dit avoir été saisie par le démon du chant en écoutant le soft makossa de Nelle Eyoum et d’Eboa Lotin, mais aussi le bikutsi de Messi Martin ou de Nkodo Sitony, qui avaient à cœur de sublimer la culture betie. C’est Lokua Kanza – son « frère dans un monde parallèle » – qui l’a découverte dans un cabaret de la capitale économique alors qu’elle reprenait un de ses titres et l’a encouragée à s’installer à Paris, où elle a appris le solfège, le piano « et un peu le chant ». Mais c’est en tant que choriste auprès de grands noms de la musique africaine comme Manu Dibango, Papa Wemba, Salif Keïta ou encore Rokia Traoré qu’elle fait ses armes sur la scène internationale. Elle se produira également aux côtés d’Axelle Red, Jean-Michel Jarre et Cesaria Evora.
Elles osent des expériences qui, jusqu’ici, étaient l’apanage des hommes.
Passée elle aussi par la case choriste, Kaïssa Doumbé, qui se glorifie d’avoir vécu en immersion dans « le bouillon de culture » qu’a été le Paris des années 1980 et 1990, a accompagné, outre CharlÉlie Couture, quasiment les mêmes artistes. Puis, en 1996, elle s’est installée aux États-Unis. Biberonnée à la soul de James Brown et à la pop de Michael Jackson, l’élégante quinqua apprécie par-dessus tout la simplicité et l’accessibilité des Américains. Paul Simon lui a téléphoné personnellement pour l’inviter à participer à la rétrospective de sa carrière en tant que soliste. Et Diana Ross comme David Byrne la sollicitent régulièrement pour chanter à leurs côtés. « Une vraie école, ce métier, confie-t-elle. Il vous apprend à chanter de manière dynamique. Il faut savoir ajuster sa voix, l’adapter à celle de l’autre, l’accompagner en gérant ses états d’âme et s’effacer derrière lui. Tout un art. »
Mais Kaïssa Doumbé et Charlotte Dipanda ont eu envie de se lancer en solo. La première parce qu’elle estimait avoir des choses à dire. Née Sylvie Marie-Claude, elle a changé de prénom à 16 ans après avoir découvert une Afrique qui ne lui avait jamais été contée. Celle que décrit Cheikh Hamidou Kane – métissée, en quête d’elle-même -, celle de l’esclavage, celle de l’apartheid. La seconde a décidé de sauter le pas alors qu’elle attendait la naissance de son fils, aujourd’hui âgé de 9 ans. « Quand on est maman, on n’a plus le même rapport aux choses », confie-t-elle.
Patrimoine
Charlotte Dipanda ne veut pas être considérée comme une diva. Sa quête, dit-elle, est d’abord musicale. Elle ne souhaite pas voir ériger une statue à son effigie mais aimerait que, dans quarante ans, sa musique n’ait pas pris une ride. Pour l’heure, loin des tubes de boîte de nuit, ses compositions se découvrent, se laissent apprivoiser puis déguster tout doucement. La jeune femme bakaka se présente avant tout comme une passeuse d’émotions et se satisfait de voir les spectateurs se laisser aller, arrêter de jouer un rôle. Consciente d’avoir choisi un genre difficile, « la musique d’écoute », elle est la première surprise – mais comblée – de voir ses chansons s’inscrire progressivement au patrimoine national, voire africain. Entendre le public d’Abidjan les reprendre en chœur lors de l’élection de Miss Côte d’Ivoire 2015 était édifiant. Elle parvient également à fédérer toutes les régions du Cameroun. Finie la dichotomie Douala-Yaoundé, qui veut que les artistes qui cartonnent dans cette première ville n’aient pas toujours la cote dans la seconde. Elle reçoit des messages venus des quatre coins du pays, où le sentiment d’appartenance ethnique reste prégnant.
Quant à Kaïssa Doumbé, qui peine à trouver un distributeur en France, elle s’efforce de retisser le lien avec le continent. Partie à 13 ans, elle n’a remis le pied sur le sol camerounais qu’au bout de trente-cinq ans.